Journaux intimes de Madame de Staël à Pierre Loti
édition de Michel Braud
Gallimard, « Folio classique », 2012
« Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles? »
(Eugène Delacroix, 1850)
C'est une très bonne idée d'avoir réuni dans une anthologie des extraits de journaux intimes du XIXe siècle, qui met ainsi à la disposition du public, dans une collection de poche accessible, des textes variés, parfois difficiles à trouver. La préface situe très bien ces textes dans l'histoire littéraire en montrant comment la notion d'individu émerge progressivement au XVIIIe siècle, ce qui s'accompagne de diverses mutations, comme la diffusion plus importante du papier grâce au cylindre hollandais, ou l'invention de l'horloge mécanique. Le journal est aussi une nouvelle façon de maîtriser le temps et sa pratique signale le passage d'une conception du temps cyclique (marqué par le retour des mêmes événements à la même époque, comme dans le calendrier perpétuel) à une conception du temps linéaire (comme dans le calendrier annuel). Si le journal enregistre le retour des saisons et des anniversaires, il permet aussi d'inscrire la trace du temps qui s'écoule sans retour. Le journal de Rétif de la Bretonne, qui ouvre cette anthologie s'appelle Mes Inscripcions, car il a d'abord été gravé sur les pierres du parapet de l'île Saint-Louis: en novembre 1779, l'auteur commence à inscrire des dates personnelles avec une clé ou un morceau de fer; il y ajoute des indications succinctes sur ses amours, ses difficultés familiales, et ses œuvres. Retrouver ces dates passées permet d'éprouver une vive émotion en réunissant les images du présent et du passé, comme si toute date donnait lieu à une commémoration, comme si chaque jour était l'anniversaire d'un autre. Ce journal combine donc un temps cyclique et un temps linéaire, car il note la façon dont le présent devient passé. Ce journal en plein air devient un livre quand Rétif, du 1er septembre au 4 novembre 1785, reprend chronologiquement les marques dispersées sur la pierre autour de l'île Saint-Louis en une suite de paragraphes numérotés, et en explicite le sens en relation à son histoire personnelle. Prolongeant ensuite ce relevé, sans rupture, par la notation au jour le jour des événements de son existence, il substitue peu à peu le papier à la pierre. Il a tenu ces notes au moins jusqu'au 12 juin 1796, date de la fin du manuscrit retrouvé, et sans doute jusqu'à sa mort en 1806. Voici un exemple de cette étrange aventure littéraire, dont on doit l'édition complète à Pierre Testud. « 15. La date du 4 novembre [1780] est le premier anniversaire: elle commémore celle du 5 novembre de l'année précédente. Je l'écrivis avant que d'être parvenu à celle-ci, la croyant effacée; je la trouvai ensuite et je la revis avec le doux sentiment de joie qu'éprouve un homme échappé à la mort. Mon âme s'épanouit; je chantai: "Je suis encore! La mort, la mort redoutable ne m'a pas moissonné; je vois la lumière du soleil; je vois encore, ô Seine, ton onde fugitive, comme les jours qui se sont écoulés depuis que j'ai gravé sur cette pierre; j'y veux graver encore!" Et j'écrivis: Bis: anniversarium mali [anniversaire du malheur, maladie de la marquise de Marigny].
Depuis, tous les ans, j'ai rafraîchi l'écriture, en mettant ter à la troisième fois, quater à la quatrième, quinquiès à la cinquième et sexiès l'année dernière ».
Le journal intime entretient des liens avec les Mémoires, qui racontent le moi public, avec les livres de raison, le « papier journal » tenu par le père de Montaigne, qui se reproche dans ses Essais de ne pas l'avoir continué, et avec les journaux spirituels. On peut y trouver en effet le bilan journalier, la surveillance de ses propres comportements et l'insistance sur la dimension morale des actions quotidiennes, en particulier dans les journaux féminins, mais aussi dans le célèbre journal d'Amiel qui se présente dans les premières années comme un examen du jour écoulé se concluant par diverses résolutions. Cette pratique est liée à l'examen de conscience sur lequel s'appuie la pratique individuelle de la confession catholique au XIXe siècle. Le journal intime d'Amiel est un journal monstre de 16 900 pages. Michel Braud en propose de longs extraits sur l'année 1866. Sur une cinquantaine de pages, on peut ainsi s'approcher de ce monument marqué par le caractère velléitaire de son auteur, professeur assez médiocre, manquant de mémoire et d'aisance, qui délibère sans fin sur l'action à accomplir, l'œuvre à rédiger, la femme à épouser (il restera finalement célibataire). L'entrée du 2 janvier 1866 est particulièrement révélatrice de cette entreprise spirituelle comptable: « Quel rafraîchissement pour l'esprit de rouvrir une année comme un carnet blanc, sans rature, sans arriéré, franc de dettes, et de se sentir sans peur et sans reproche devant le grand contrôleur des comptes ». Autre comptabilité étrange, celle des « nains du vocabulaire français » (1587 monosyllabes), dont le détail occupe deux pages qui, de l'aveu même de l'auteur, « ne valent pas le temps qu'elles coûtent ». Ce journal est plein de notations métatextuelles sur cette pratique d'écriture: « L'hésitation de l'esprit et l'irrésolution du caractère se trahissent jusque dans la moindre rature. […] La préoccupation de chaque mot t'ôte l'élan nécessaire pour aller joyeusement au but. Tu es fasciné par la pointe de ta plume et tu ne peux t'envoler sur les ailes de ton idée. […] Quand l'oreille s'entend, l'ouïe est altérée; […] le pire ennemi de ton talent est en toi: c'est l'excessive, la maladive défiance de ton premier mouvement. […] On finit par avoir la gésine intellectuelle en horreur, comme les ténesmes et les épreintes de la chair ». Cette comparaison médicale scatologique permet sans doute de comprendre en partie les critiques nombreuses contre le journal à mesure que ce genre prend de l'importance dans ce « siècle de l'intime », puisque c'est ainsi que l'on a pu définir le XIXe siècle. En 1888 Ferdinand Brunetière dans un article sur « La littérature personnelle », note la prédominance « de Mémoires, de Journaux, de Correspondances », tandis que Paul Bourget voit dans le « pessimisme doux » d'Amiel « un des indices […] du malaise profond dont le cœur du Français moderne est tourmenté ». Bourget publie dans l'entre-deux-guerres une diatribe contre « la maladie du journal intime ». Après avoir relu le 75e cahier de son journal, Amiel note: « Ces pages m'étonnent comme si elles étaient d'un autre ». Mais les diaristes ne font pas que se relire, ils se lisent aussi entre eux. C'est ainsi qu'Amiel trouve Le Cahier vert de Maurice de Guérin surévalué: « Mais c'est pourtant exagérer la valeur de la nouveauté, que de lui faire un piédestal pareil à celui qu'on a taillé pour ce jeune homme. […] Cette réserve faite, j'éprouve beaucoup de sympathie pour Maurice, organisation exquise, sensitive littéraire, intelligence intuitive et rêveuse, caractère effarouché par la vie réelle, timide, irrésolu, bref individualité où je retrouve plus d'une parenté avec la mienne, du moins par les côtés faibles, tels que l'incertitude sur sa propre vocation, la difficulté et la peur de vouloir, l'esprit de défiance excessive et cette espèce de passion (relevée par un ami) qui pousse perpétuellement à dénigrer et torturer ses propres facultés en les soumettant au supplice sans fin d'une sorte d'autopsie morale ». Tout se passe comme si l'autre n'avait d'intérêt que lorsqu'il ramène à soi ! Pierre Louÿs décide d'écrire son journal parce qu'il a lu celui de Marie Bashkirtseff, dès sa première édition en 1887, trois ans après la mort de la jeune fille, et dans une version réécrite par l'écrivain André Theuriet. La saveur du journal de l'ami d'André Gide provient en particulier des notes qu'il y ajoute en 1918, quand il relit les pages écrites par le jeune homme de seize ans qu'il n'est plus et dont il se moque avec une ironie parfois cruelle. Conçu comme l'espace du discours retenu par-devers soi, et plus généralement du discours qui n'a pas cours dans les échanges sociaux, le journal permet de porter des jugements sur ses proches, comme Stendhal considérant son père comme un « vilain scélérat » parce qu'il ne lui avance pas l'argent de sa pension, et prenant, le 18 janvier 1805, rendez-vous avec lui-même dans le futur pour ne jamais lui ressembler: « P.-S. — J'écris ceci uniquement pour le bonheur de mes enfants, et pour me garantir de l'avarice dans trente ans d'ici. Dis, ne rougis-tu point, au fond du cœur, en lisant ceci, en 1835? Aurais-tu eu besoin que j'écrivisse la démonstration tout au long? Rentre dans toi-même ». L'humour permet de revenir sur certaines idées reçues, comme la conception du journal comme aide-mémoire: « Je n'ai pas de mémoire, mais du tout, de manière que quand je suis discret dans les journaux of my life que j'ai faits jusqu'ici, je n'y comprends plus rien au bout d'un an ou deux », écrit Stendhal au début du chapitre I de l'année 1813.
On trouve aussi de nombreuses femmes dans cette anthologie, car on les a longtemps cantonnées dans ces genres intimes, comme la correspondance et le journal, jugés inférieurs et extérieurs à la littérature. On y croise ainsi la future Mme de Staël, bien décidée à trouver un mari à la hauteur de son père, le banquier genevois Jacques Necker, Madame de Krüdener, tenant le registre de ses déceptions conjugales et surprenant son mari en flagrant délit de lecture de son journal, Lucile Duplessis, future épouse de Camille Desmoulins, consignant son oisiveté et son ennui de jeune fille, ainsi que ses interrogations existentielles: « Je ne puis comprendre comment j'existe ». Le journal d'Eugénie de Guérin est adressé à son frère; après la mort de Maurice en 1839, elle continue son journal à la demande de Barbey d'Aurevilly et pour lui. Mais ce journal de deuil s'adresse davantage au disparu qu'à l'ami. On ne peut s'empêcher d'y voir une forme de mièvrerie, et des expressions de ravie de la crèche: « Il faut que je dise mon bonheur d'hier, bonheur bien doux, bien pur, un baiser de pauvre que je reçus comme je lui faisais l'aumône. Ce baiser me fut au cœur comme un baiser de Dieu ». Marie d'Agoult, après avoir rencontré Franz Liszt en 1833 et perdu sa fille âgée de six ans, quitte son mari en 1835 pour accompagner le compositeur. Ils séjournent à Genève, à Nohant chez George Sand puis en Italie. Aux Charmettes près de Chambéry, où Rousseau vécut heureux avec Mme de Warens, elle s'emporte contre la bêtise commémorative de son époque: « Un registre y est ouvert où chaque imbécile s'empresse de déposer le témoignage de sa sottise. Ces sortes de registres me semblent comme une statistique de l'état intellectuel des masses, et Dieu sait quelle moyenne on obtiendrait par le relevé de tout ce qui s'écrit de stupidités ! » Le journal de George Sand prend différentes formes selon les périodes de sa vie; dans la préface des Entretiens journaliers avec le docteur Piffoël, elle propose une sorte de poétique du genre en réfléchissant sur ce que c'est de « faire un journal »: « c'est renoncer à l'avenir, c'est vivre dans le présent […]. C'est boire son océan goutte à goutte, par crainte de le traverser à la nage, c'est compter les feuilles de l'arbre dont le tronc ne reverdira plus ». Dans le journal d'Adèle Hugo, les entrées touchant à la vie familiale sont en clair, alors que les notes intimes sont rédigées dans un code personnel. On y trouve des comptes rendus, sous forme de dialogues, de ses séances de spiritisme. Marie-Edmée Pau fait part dans son journal de sa lecture de Maurice de Guérin. Au-delà de la morale catholique conformiste, on lit dans ces pages une plainte de ne pas trouver sa place comme femme: « Ouvrir ce livre, c'est ouvrir mon cœur. […] Alors j'ouvre mon journal, et j'y répète pour la centième fois mon monologue cornélien, lequel dit que j'aime, mais que je ne veux pas aimer ». Geneviève Bréton fait la chronique de sa rencontre avec Henri Regnault, dessinateur et peintre, qui meurt en janvier 1871 lors du siège de Paris par les Prussiens: « Je veux mettre un abîme entre ma vie passée et celle qui m'attend… Il m'est impossible de continuer l'existence que j'ai menée pendant ces trois dernières années. L'Espoir de son retour qui en faisait le soutien me manque. Oui, il est en voyage; il a été faire un long voyage… si long qu'il sera éternel et qu'il ne reviendra jamais… Le journal de Marie Lenéru est particulier, car elle y élabore le discours qu'elle peut difficilement tenir devant les autres, faute d'entendre ce qu'elle-même dit, du fait de sa surdité: « J'ai dû renoncer à ma voix, c'est encore un lien de rompu. Ne pas l'entendre et ne pas savoir comment les autres l'entendent, c'est une inquiétude », note-t-elle le 19 novembre 1899. Henriette Dessaulles appelle son journal son « ami yeux-blancs » et remarque: « Je pense qu'on a un grand besoin de se plaindre, de grogner, de se fâcher quand les choses vont de travers, et qu'au contraire, quand tout va bien, l'on n'a pas trop de temps pour en jouir ». Bref, les gens heureux n'ont pas d'histoire… Marie Bashkirtseff constitue un cas un peu à part dans ce corpus, car elle veut devenir célèbre grâce à son journal: C'est avec la conviction intime que je ne serai jamais lue, et avec l'espérance encore plus intime du contraire que j'écris mon journal ». Elle projette son journal comme œuvre littéraire, non pour ses contemporains qui ne peuvent en apprécier ni en accepter la forme, mais pour la postérité, ce en quoi elle ne s'est pas trompée. Ses notes se présentent surtout comme de longs dialogues.
C'est une tout autre forme que prend le journal de Jules Renard, expurgé par sa veuve. Le ton ironique, l'abondance des maximes et des portraits sur le vif, le sens de l'auto-dérision en font un régal de lecture: « On ne peut pas pleurer et penser, car chaque pensée absorbe une larme ». Il écrit cet aphorisme sept jours après le suicide de son père, le 19 juin 1897. Au moment de la condamnation de Zola pour « J'accuse », il définit l'opinion publique comme « cette masse poisseuse et poilue », ce qui est plutôt bien trouvé ! Il a aussi cette formule excellente: « nous ne disons plus "ma lyre". Nous disons: "Je" ». Relisant des pages de son journal, il remarque: « c'est tout de même ce que j'aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie ». Lui qui se fait « une haute idée morale et littéraire de l'humour » et le définit comme « la propreté morale et quotidienne de l'esprit » est aussi un écrivant très émouvant, comme dans cette dernière entrée, le 6 avril 1910, avant sa mort le 22 mai suivant: « Je veux me lever cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu'il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j'étais Poil de carotte ».
Tout le travail de Michel Braud est remarquable. Ce passionné de journaux intimes donne accès à des textes connus ou beaucoup moins connus et même rares, avec une érudition qui n'est jamais pesante, mais qui se met au service des diaristes — que je n'ai pas tous cités — et de leurs spécificités. Cette anthologie ouvre donc l'appétit du lecteur qui aura sans doute envie de se lancer dans des journaux complets, y compris des journaux monstres ou méconnus, car la passion de Michel Braud se fait contagieuse grâce à son travail et à ses choix d'édition. Dans le sens contraire, quand on connaît déjà le journal complet d'un auteur, comme celui de Jules Renard, première lecture que j'ai faite pour ma part après la rédaction de ma thèse, le plaisir est immense de le retrouver dans des morceaux toujours bien choisis et qui rendent bien la tonalité si particulière cette écriture des jours.
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Cette chronique est parue dans le numéro 31